Après une décennie marquée par la provocation, l’ironie grinçante et une mode aux allures de manifeste, Demna tourne la page Balenciaga. Son dernier défilé couture, présenté dans les salons historiques de l’avenue George V à Paris, fait office de chant du cygne bouleversant, aussi théâtral que profondément intime. Une sortie de scène millimétrée, qui coïncide avec un mouvement stratégique majeur au sein du groupe Kering.
Des silhouettes entre satire et cinéma
Pour ce baroud d’honneur, Demna orchestre un défilé qui tient de la galerie de personnages, dans un décor intimiste fidèle à l’héritage de Cristóbal Balenciaga. Hommes d’affaires anonymes, stars hollywoodiennes, gardes du corps… chaque silhouette raconte un rôle, une fiction.



Les volumes sont une nouvelle fois exagérés à l’extrême : costumes oversize, épaules massives, manteaux rigides comme des armures. Les cols prennent des formes sculpturales, jusqu’à engloutir entièrement le visage. Les robes noires aux coupes dramatiques côtoient des pièces en teintes pastels — rose bonbon, jaune poussin, bleu glacier — pour un contraste d’autant plus saisissant. Et fidèle à son humour décalé, Demna glisse un look en toile cirée fleurie, clin d’œil assumé à la nappe de sa grand-mère. Même en haute couture, le kitsch peut se faire sublime.
Un adieu en musique et en émotions
Derrière les silhouettes, un fond sonore : une énumération de prénoms, ceux de ses plus proches collaborateurs, suivie de “No Ordinary Love” de Sade. Le ton est donné. La maison Balenciaga referme doucement ses portes sur l’ère Demna, pendant qu’à Milan, les projecteurs s’orientent déjà vers Gucci, que le créateur géorgien s’apprête à reprendre. Un pari osé du groupe Kering, qui voit en lui l’homme providentiel pour redynamiser une maison italienne en perte de vitesse.
Dès la rentrée, c’est Pierpaolo Piccioli — ex-Valentino — qui prendra la relève chez Balenciaga. Mais avant ce nouveau tandem créatif, place au dernier acte d’une décennie de chaos stylisé.
Un casting cinq étoiles pour un final magistral
La distribution est à la hauteur du moment. Kim Kardashian, telle une Elizabeth Taylor revisitée, porte des boucles d’oreilles de l’actrice mythique, une robe nude et un vison jeté nonchalamment sur les épaules. À ses côtés : Naomi Campbell, Michelle Yeoh, Isabelle Huppert, Dolly Parton… toutes incarnent des icônes sur-mesure, façonnées par l’œil Demna.



Dans le public, le spectacle est tout aussi saisissant : Aya Nakamura assise entre Cardi B et Katy Perry, tandis que Nicole Kidman, Lorde et une Anna Wintour impassible assistent au défilé dans un silence chargé d’attention.
Le salut final voit Demna traverser les salons d’un pas décidé, distribuant des baisers aux invités, avant de réserver une accolade unique à François-Henri Pinault, PDG du groupe Kering, avec qui une nouvelle page s’écrira… chez Gucci.
Ce que Demna laisse derrière lui


En dix ans, Demna aura redéfini les contours de la mode contemporaine : une couture sans concession, ancrée dans la réalité, parfois brutale, toujours politique. Ses silhouettes post-apocalyptiques, ses castings disruptifs et sa capacité à détourner le banal pour en faire un manifeste auront profondément marqué l’industrie.
Avec ce dernier défilé, c’est une ère culturelle qui se referme. Celle où la provocation n’était pas un effet de style, mais un moteur de narration. Celle d’une mode sans filtres, qui osait le déséquilibre comme signature.
Alors que Piccioli s’apprête à insuffler une forme de douceur élégante à Balenciaga, on comprend que même le silence post-Demna pourrait faire du bruit. Et que si la tempête semble passée, son empreinte, elle, restera durable.